Après quatre jours de repos relatifs passés en fait à travailler à Veritas, Fortuné proposa à Théodore de lui présenter Charles Lecour en fin d’après-midi. Fortuné ne se sentait pas encore suffisamment vaillant pour reprendre ses entraînements, mais Théodore accepta d’effectuer sur le champ une première séance de savate avec un élève de Lecour.
Heureux de cette expérience, ils décidèrent ensuite de passer la soirée au Palais Royal avec Raphaëlle et Héloïse, dans l’espoir que Champoiseau pourrait aussi se joindre à eux. Théodore proposa d’aller le chercher chez lui.

Ils se payèrent le luxe d’un dîner au Véfour, une manière de fêter dignement le retour à la normale, en se promettant de le faire à nouveau avec François dès qu’il serait sur pieds.
Champoiseau laissa Hugo chez lui pour la soirée. Il l’emmenait dans certains restaurants, mais tout de même pas au Véfour.
– C’est la première fois que nous vous voyons dans un endroit calme, observa Fortuné à l’adresse de Raphaëlle lorsqu’il furent tous installés à une table ronde dans la grande salle.
Il ne l’avait pas revue depuis le jour de sa libération. Théodore avait pris soin d’elle depuis lors et ses yeux et son visage avaient retrouvé de la vigueur. Seul signe visible de ce qu’elle avait enduré, le pauvre état de ses mains témoignait des efforts désespérés qu’elle avait tentés pour gratter les murs de sa cellule.
Elle sourit à la remarque de Fortuné.
– Je l’ai déjà dit à votre ami, enchaîna-t-elle en se tournant vers Théodore. Sans ce que chacune et chacun de vous a fait pour moi, je ne serais pas là aujourd’hui. Théodore m’a tout raconté.
Tiens, elle l’appelait maintenant par son prénom !…
– Vous comptez reprendre bientôt… votre travail ? questionna Héloïse.
Au lieu de répondre, Raphaëlle échangea un regard interrogateur avec les autres.
– On leur dit ? demanda Champoiseau.
– Vous prenez vos responsabilités ! dit Théodore en riant.
– Raphaëlle, François et moi allons rouvrir La Grande Licorne ! annonça fièrement Champoiseau.
– Quelle bonne idée ! s’écrièrent d’un même élan Héloïse et Fortuné. Comment est-ce possible ?
Théodore remua sur sa chaise.
– Notre ami nous a simplifié certaines démarches, dit le vieil homme d’un air entendu. C’est François qui en a eu l’idée le premier et nous en avons ensuite parlé ensemble.
Fortuné commanda une bouteille de Champagne.
– En l’honneur de François, notre cher absent, et de La Grande Licorne ! dit-il en brandissant sa coupe.
– Elle ne portera plus ce nom, indiqua Champoiseau.
– Comment allez-vous l’appeler ? demanda Héloïse. Le Petit Véfour ? La Moyenne Licorne ?… La Foudre du ciel ?…
Tous éclatèrent de rire.
– La Nouvelle Licorne, murmura Champoiseau comme si c’était un secret. Nous voulons lui conserver son identité, mais pas son passé. Albert sera en cuisine avec François et Sylvain assurera le service avec Raphaëlle !
– Nul doute que le petit défaut de Sylvain fera merveille auprès des clients ! réagit Fortuné (en pensant « cela ne va pas l’aider dans la prise de commandes ! »). Pierre, peut-être pourrez-vous occuper l’ancien appartement de Poisneuf au-dessus du restaurant ?
– Je m’y suis installé hier ! dit Champoiseau. Je quitte ce cher Palais Royal. Et c’est là aussi qu’emménagera François dès qu’il sortira de l’hôpital. Nous rouvrirons le restaurant dans quelques jours.
Ils restèrent un moment sans parler, à s’observer paisiblement les uns les autres en savourant le champagne. Puis Fortuné se tourna vers Raphaëlle au moment où un gigot de pré-salé à la provençale arrivait sur la table :
– Sans doute n’est-ce pas encore le moment, Raphaëlle, mais vous nous direz un jour ce que vous savez sur Poisneuf…
Elle regarda Théodore avant de répondre :
– J’ai raconté à Théodore tout ce que je savais, alors je peux bien vous le répéter… Souchard est l’homme que j’avais surpris en discussion avec Poisneuf le jour où ils ont parlé de « grabuge ». Théodore me l’a montré avant-hier à la Préfecture et je l’ai reconnu. Quand Poisneuf a disparu, je me suis douté que c’était parce qu’il craignait que je le dénonce à la police. J’ai décidé de le rechercher car j’ai compris que je ne pourrais vivre en sécurité tant qu’il serait libre d’agir. Je savais qu’il représentait un danger pour tous. Mon amie Carole m’a appris qu’il avait parlé, un jour de beuverie, de cellules sous le Palais de justice où des gens étaient enfermés discrètement sans jugement et où personne ne les entendait crier. J’ai tout de suite pensé que si Poisneuf me retrouvait un jour, c’est là qu’il se débarrasserait de moi. Pour me préparer au pire, j’ai écrit ces trois lignes en anglais dans le roman que vous avez trouvé dans ma chambre. Je craignais tellement d’être observée par Poisneuf ou ses complices que je n’ai pas laissé de message dans la cachette que je partageais habituellement avec « Monsieur de Neuville » – c’était le nom sous lequel je connaissais alors Théodore. Je suis heureuse que vous ayez pensé à feuilleter ce livre. Si j’ai bien compris, je dois cette chance à vos lectures, conclut Raphaëlle en s’adressant à Héloïse.
Chacun avait été servi entre-temps et attaquait son gigot avec appétit. Héloïse suppléait à la mauvaise vue de Champoiseau en l’aidant de temps en temps, François n’étant pas là pour le faire.
Elle reprit la parole :
– Je vois que tes côtes froissées n’entament pas ton amour de la bonne chère, Fortuné ! Et comment avez-vous retrouvé Poisneuf, Raphaëlle ?
– C’est encore mon amie Carole qui m’a indiqué un café où elle avait aperçu Poisneuf. Je n’ai pas non plus osé écrire le nom de ce café dans le livre, car si cela tournait mal pour moi, je savais qu’il fouillerait ma chambre et détruirait tout ce qui éveillerait ses soupçons. J’espérais seulement que, si je disparaissais, Théodore interrogerait mes amies de la rue et qu’il tomberait sur Carole. Là aussi, j’ai eu de la chance dans mon malheur, car c’est ce qui s’est passé. Il a pu ainsi tendre un piège à Poisneuf.
– Vous vous êtes rendue dans ce café et Poisneuf vous a reconnue là-bas ? questionna Champoiseau.
– Je m’y suis rendue, mais il n’y était pas. J’ai attendu longtemps. Il a fini par apparaître à un moment où j’avais relâché mon attention et il m’a reconnue. Il m’a conduite à sa cachette sous la menace d’un couteau. J’ai eu très peur qu’il n’en finisse avec moi, mais il a préféré m’enfermer sous le Palais de justice.
– Je ne peux imaginer la détresse que vous avez dû affronter, dit Héloïse. Vos voisins de cellule vous ont-ils réconfortée ?
– Pas vraiment. J’étais l’une des seules femmes enfermées là. Même si Poisneuf m’avait placée dans une cellule à part, vous imaginez les scènes que les autres prisonniers m’ont infligées… L’un d’eux m’a partagé au bout de quelques jours un peu d’eau et de nourriture. De mon côté, j’avais fait durer le plus longtemps possible les rations que Poisneuf m’avait laissées. J’espérais à chaque minute que Théodore allait surgir et me libérer.
Pendant quelques instants, nul ne sut quoi dire. L’esprit de Raphaëlle semblait reparti là-bas, sous terre.
Héloïse rompit le silence :
– Nous aurons plaisir à connaître Carole quand l’occasion se présentera.
– Cette occasion peut être ce soir-même ! répondit Raphaëlle, ragaillardie à cette perspective. Je l’ai vue hier. Elle a renoncé à la prostitution. Elle loge dans un garni de la rue Michel-le-Comte.
– Je vais la chercher ! proposa Théodore.
– Attends un peu, suggéra Fortuné. Donne-nous des nouvelles de Souchard. Sait-on quelles sont ses motivations et celles de Poisneuf, et s’ils ont d’autres complices ? C’est Thiers qu’ils visaient ou la compagnie de chemin de fer ? Sont-ils de mèche avec des Républicains ?
Théodore devait toute la vérité à ses compagnons.
– Souchard a été conduit à la Préfecture, dit-il. Gilles l’a menacé d’un nouvel interrogatoire, mais ça n’a pas été nécessaire. Il a déballé tout ce qu’il avait à sortir, c’est-à-dire peu de choses. Il a révélé le nom des deux complices qui t’ont attaqué avec lui et nous les avons arrêtés. Ils disent ne rien savoir et que Souchard les a juste payés pour qu’ils participent à cette agression. Selon Souchard, Poisneuf n’avait pas de lien avec des Républicains. Il ne sait pas s’ils visaient plutôt Thiers ou le chemin de fer, ou les deux. Poisneuf lui avait promis une grosse somme et ne lui aurait rien dit de plus. La compagne de Souchard a confirmé qu’ils s’attendaient à recevoir beaucoup d’argent. Leur projet était d’acheter une auberge en province. Nous avons demandé que ses anciens compagnons à l’école de pyrotechnie de Metz soient interrogés, mais j’ai peu d’espoir. Souchard est un taciturne qui ne se confie pas. Son principe est « vous me laissez tranquille, je vous laisse tranquille. » L’école nous a confirmé qu’un tube lance fusées et deux congrèves leur manquaient.
– Si l’on en croit Souchard, songea Héloïse tout haut, seul Poisneuf et lui savaient qu’un attentat était en préparation, et personne d’autre…
– Souchard a répété plusieurs fois que Poisneuf s’était assuré qu’il ne parlerait de cela à personne, pas même à sa compagne, compléta Fortuné. Voilà où nous en sommes.
– En résumé, nous ne connaissons pas les raisons de cet acte meurtrier, dit Héloïse, et nous ne sommes pas assurés qu’il n’y ait pas d’autres complices qui courent encore.
– C’est un bon résumé, confirma Théodore. Ah si, encore une chose ! ajouta-t-il en fouillant ses poches. Gilles m’a autorisé à vous montrer ces documents, les seuls que nous ayons trouvés dans la cachette de Poisneuf. Il pense qu’ils pourraient éclairer ses motivations…
Il fit un peu de place sur la table et déposa une dizaine de feuillets imprimés.
Il commençait à se faire tard, et un garçon vint leur dire que le restaurant allait bientôt fermer. Théodore se leva discrètement et revint trois minutes plus tard :
– J’ai obtenu une autorisation spéciale et j’ai réglé l’addition, nous partons quand nous voulons…
Tous mesurèrent à ce signe l’étendue du pouvoir invisible dont Théodore disposait maintenant.
– Dis, tu pourras dorénavant nous faire ouvrir n’importe quel restaurant à toute heure ? le provoqua Fortuné.
– Uniquement dans les grandes occasions, répondit son ami… Pendant que vous regardez ces papiers et que vous choisissez le dessert, je vais chercher Carole. Elle a bien mérité elle aussi de passer cette fin de soirée avec nous ! J’en ai pour un petit moment, la rue Michel-le-Comte n’est pas tout près. Mais nous avons la nuit entière !
Il disparut silencieusement. Voyant que les yeux de Champoiseau commençaient à clignoter, Fortuné lui proposa d’occuper une confortable banquette dans un coin calme de la salle, où il s’assoupit aussitôt.
Ils commandèrent des desserts et du café et se plongèrent dans l’étude des documents. Parmi ceux-ci figuraient des manifestes en anglais des années 1810, un discours de Lord Byron défendant les Luddistes au Parlement en 1812, ainsi que des textes dénonçant l’usage de machines pour battre le blé. Quel rapport avec Poisneuf ? se demanda Fortuné. Héloïse et Raphaëlle le dévisageaient avec curiosité. Il expliqua :
– Les Luddistes sont des artisans du textile qui ont fondé des sociétés secrètes il y a plus de vingt ans en Angleterre contre l’installation de métiers à tisser mécaniques qui allaient détruire leurs emplois. Alors qu’ils souffraient déjà de mauvaises récoltes et des restrictions que la guerre contre Napoléon et le blocus continental imposé par ce dernier faisaient subir aux ventes de leurs tissus dans les autres pays, des manufacturiers eurent la mauvaise idée d’installer des machines à tisser mécaniques dans plusieurs moulins et usines. La réaction fut rapide et brutale : les Luddistes se rassemblèrent la nuit pour les briser. Le gouvernement eut tellement peur que cette révolte ne se transforme en une révolution semblable à la nôtre, qu’il en appela à l’armée. En quelques mois, la révolte fut réprimée.
– Les Luddistes, c’était un peu comme les Canuts chez nous ? questionna Raphaëlle.
– En grande partie, oui.
Fortuné traduisit quelques papiers à voix haute, entre deux ronflements de Champoiseau et pendant que tous trois dégustaient de délicieux gâteaux dans le restaurant désert.
Héloïse réfléchit tout haut :
– Peut-être l’attentat de la semaine dernière visait-il cela : s’opposer au progrès des machines et en particulier au chemin de fer ?
Fortuné restait pensif. Il dit :
– Je ne comprends pas bien le lien avec les Luddistes. Ils ne se sont pas opposés au chemin de fer qui, au contraire, est bénéfique au commerce…
– Dans ce cas, se permit Raphaëlle, ou bien Poisneuf est un illuminé dont l’imagination a été chauffée par les Luddistes, ou bien… c’est une fausse piste que lui ou quelqu’un d’autre nous tend afin de nous égarer.
– Gilles ?… demanda Héloïse.
– Il en serait capable, commenta Fortuné.
– Et pourquoi pas Poisneuf lui-même, pour tromper la police ? demanda Raphaëlle. Puisqu’il se sentait surveillé…
– Je ne suis pas sûr qu’il se soit vraiment senti menacé, répondit Fortuné. Après vous avoir enfermée, il a dû se considérer plutôt à l’abri, sûr que personne ne vous trouverait, ne percerait ses intentions à jour et ne découvrirait sa cachette. Non… Il est possible qu’il ne se soit pas méfié et qu’il ait réellement laissé traîner ces documents derrière lui…
Sur ces entrefaites, Théodore réapparut accompagné d’une jeune femme que tout désignait comme étant Carole. Elle avait visiblement pris le temps de faire une courte toilette. Plus petite que Raphaëlle et Héloïse, elle semblait plus âgée aussi, la vie l’ayant vieillie prématurément. Un léger maquillage tentait de masquer des cernes sous ses yeux et la fatigue de ses traits. De jolies boucles brunes lui donnaient cependant un petit air juvénile. Elle se jeta dans les bras de Raphaëlle et salua respectueusement Héloïse et Fortuné, avant de regarder autour d’elle et de demander d’un air inquiet :
– Ce monsieur est mort ?
Le monsieur en question émit un long ronflement, prouvant qu’il se portait bien.
– C’est Pierre Champoiseau, expliqua Théodore. Grâce à lui, comme grâce à chacune et chacun d’entre nous, nous nous trouvons ici ce soir pour fêter l’heureuse issue d’une conspiration qui aurait pu provoquer une hécatombe !
– Madame, poursuivit Fortuné, veuillez vous asseoir. Avez-vous dîné ? Il reste du gigot et voici un dessert qui vous attend, ainsi que Théo.
– Que se passe-t-il ? interrogea Carole en s’exécutant. Le restaurant est vide !
– Il allait fermer, mais j’ai obtenu que nous puissions y rester aussi longtemps que nous le désirions, dit Théodore.
– C’est heureux, expliqua Carole un peu gênée. Les gens d’ici me connaissent sous une autre identité et je vous aurais attiré des remarques désobligeantes.
– Prenez le temps de manger, Madame. Cela nous permettra de vous remercier comme vous le méritez.
– Appelez-moi Carole, s’il vous plaît.
– Avec plaisir, faîtes de même, répondit Héloïse.
Elle prépara une assiette pour la jeune femme.
En même temps qu’il mangeait son dessert, Théodore semblait chercher ses mots :
– Hum… J’ai expliqué à Carole certaines choses, mais pas toute l’histoire. Elle ne désire d’ailleurs pas tout savoir. Elle est heureuse que Raphaëlle soit en vie et que Poisneuf soit hors d’état de nuire. De son côté, elle m’a dit ne connaître que peu de choses sur lui.
– Peut-être une chose que je vous ai tue…, hésita Carole. Je ne l’ai vu qu’une demi douzaine de fois dans ma vie…
Aucun de ses auditeurs ne doutait des circonstances particulières dans lesquelles ces rencontres avaient eu lieu.
– … Et la seule chose qu’il m’ait dite est qu’il aurait un jour son nom dans le journal, qu’il deviendrait quelqu’un et qu’il aurait de grandes responsabilités.
– Les hommes parlent beaucoup trop quand ils sont dans les bras d’une femme, dit Héloïse en faisant rougir Carole. Mais je pense qu’il n’évoquait là que de vagues espoirs. En tout cas, ce n’est pas en tuant le Président du Conseil qu’il aurait été promu à la Préfecture !
– C’est drôle, commenta Théodore. Quelqu’un qui le connaît là-bas m’a dit exactement la même chose : que c’était un terrible ambitieux, prêt à tout pour réussir !… Bon, je vais aller voir en cuisine s’il reste du fromage et une bouteille de champagne ! Après tout, Carole est avec nous pour fêter cette fin heureuse !